La nouvelle d'un enfant à venir était, partout dans le monde, la plus joyeuse des nouvelles. Les futurs parents riaient, souriaient, fêtaient cela en famille et auprès de leurs amis qui leur présentaient, tous, leurs plus sincères des félicitations pour ce bonheur à venir. Oui, un enfant était une bénédiction. Mais pas sur l'île de Whispers. Pas sur ces terres maudites et damnées où l'enfant à naître n'avait que si peu de chances de parvenir à l'âge adulte. Et quand bien même il y parviendrait qu'adviendrait-il de lui par la suite ? Les locaux le savaient même si certains, comme ce couple assis dans le couloir de l'hôpital, se refusaient encore à l'admettre : enfanter était la pire des idées qu'ils pouvaient avoir. Là, le résultat de son analyse sanguine froissée entre ses mains crispées, la jeune femme tremblait, semblant hésiter entre laisser sa joie exploser et une circonspection qui semblait bien plus de mise aux vues des circonstances. Même le jeune homme qui le leur avait appris avait semblé désolé pour eux. Désolé ? Oui, il l'était.

Comme cet homme qui tentait, de son mieux, de contenir sa colère et sa frustration. Comment cela avait-il pu leur arriver à eux ? Il était, tout comme son épouse, né sur cette île. Et, tout comme sa femme, il connaissait les dangers de leur terre natale. Pourtant ils avaient décidé de vivre, envers et contre tout. Et lorsqu'ils s'étaient mariés il avait juré à sa femme amour et fidélité... et aussi de fonder une famille. Promesse qui, si cela n'avait tenu qu'à lui, serait demeurée à l'état de projet, de fantasme. Le genre de but que l'on se fixe en sachant très bien que l'on y parviendra jamais ! Mais son épouse avait su jouer de ses charmes et un garçon leur avait été donné. Lucan. Cela aurait largement suffit à ce père, complètement dépassé, qui découvrait que, bientôt, il aurait une fille... Le choix du Roi d'après certains. Ailleurs, sûrement. Mais sur Whispers c'était surtout deux fois plus de chances qu'un malheur ne vienne les frapper. Perdre un enfant était déjà une frayeur indicible mais l'idée de pouvoir en perdre deux, là, cela devenait tout simplement trop. Beaucoup trop pour lui.

Il attendit d'être retour chez eux, passa quelques instants à jouer avec leur fils avant de le coucher et de prendre sa femme à part. Il l'aimait, cela était certain. Et il adorait leur fils. Mais cette fille... Elle ne devait pas naître ! Il ne le fallait pas. Un homme pouvait se défendre mais une femme ! Son épouse avait levé vers lui ses grands yeux avant de fondre en larmes comprenant cette requête qui sa cachait derrière les mots et les silences. Son mari voulait qu'elle avorte. La femme se leva, ayant besoin d'être seule. Toute la nuit elle pleura, prostrée dans son lit soudain si froid.

Pourtant, lorsque l'aube parut, elle avait prit sa décision. Elle écouterait son mari, si sage, et renoncerait donc à son enfant. Elle se rendit à l'hôpital et pris rendez-vous pour l'intervention. Mais, alors qu'elle allait signer les derniers papiers son mari surgit dans le bureau du médecin. Il était échevelé et son souffle était court. Se précipitant aux pieds de sa femme il tenta, dans un discours désordonné et à peine compréhensible, qu'il ne voulait pas qu'elle signe. Il avait tort ! Terriblement tort ! Cette fille, il la voulait lui aussi ! Et peu importait bien l'île et ses dangers ! Peu importait Whispers ! Leur fille apprendrait à se défendre et, de toutes façons, Lucan veillerait sur elle. Quoiqu'il arrive. Le médecin tenta bien de les dissuader de céder à ce qu'il considérait comme étant un caprice. Mais rien n'y fit. Les époux Jensen étaient bien décidés à garder leur enfant. Et, quelques mois plus tard, Cassandre vit le jour.

Une nouvelle âme venait de naître mais, déjà, planait sur elle l'ombre d'une damnation qui, malgré tous les efforts et précautions que ses parents pourraient prendre, finirait quand même par la frapper. Oui, à peine avait-elle poussé son premier souffle que déjà le destin de la petite Cassandre Eponine Jensen était scellé. Elle ne quitterait jamais Whispers elle non plus. Mais, contrairement à beaucoup d'autres, elle n'aurait pas la chance de trouver le repos éternel. Non, pour elle ce serait la pire des choses qui puisse arriver à un humain : la damnation éternelle !

Les cours d'anatomie provoquaient toujours chez la jeune étudiante comme la plus irrépressible des envies de dormir. Et ces paupières, subitement si lourdes, qui ne cessaient de papillonner menaçaient de bientôt, très bientôt même se clore. Mais, heureusement -ou pas d'ailleurs- pour Cassandre, le regard, très lourd de sous-entendus lui aussi, que lui lançait son professeur eut vite fait de la rappeler à l'ordre. A ses côtés ses petits camarades la regardaient avec amusement. Elle était l'une des élèves les plus populaires de l'université de médecine, appréciée autant pour sa douceur et sa gentillesse que pour cette faculté qu'elle avait de les surprendre en sachant, en de si rares occasions qu'elles n'en étaient que lus savoureuses encore, sortir tel un diable de sa boîte de sa réserve et, alors devenue plus explosive qu'un volcan, se montrer une véritable petite bombe à retardements. Oui, Cassandre était une jeune femme appréciée de tous et même de ses professeurs qui lui accordaient une certaine clémence lorsque, comme aujourd'hui, elle s'endormait pendant son cours pourtant magistral. Car tous savaient que la demoiselle Jensen travaillait dur, la nuit et à l'hôpital, pour pouvoir financer ces études qu'elle menait d'ailleurs fort brillamment. D'une famille peu fortunée, Cassandre avait refusé de voir ses parents s'endetter pour lui permettre d'étudier et elle avait donc décidé de conjuguer, aussi difficile et épuisant cela puisse être, études et travail. Car rien ne la détournerait ni ne l'empêcherait jamais de réaliser son rêve : devenir un jour médecin ! Quand Cassandre avait une idée en tête alors rien ne pouvait l'y faire renoncer. Rien...

Sa vocation lui était née il y avait des années de cela. Elle ne devait pas être plus âgée que dix ou douze ans. A cette époque là la demoiselle ne comprenait pas vraiment tous ces secrets que ses parents évoquaient toujours en se signant et à vois si basse qu'il leur fallait, à Lucan et elle, tendre les oreilles pour parvenir à en entendre quelques bribes. Magie, malédiction, damnation... autant de mots qu'elle parvint à saisir au vol mais dont elle ne comprenait pas le sens. Du moins jusqu'à ce jour. Elle rentrait de l'école et, malgré l'interdiction formelle de ses parents, avait décidé d'aller se balader seule dans la Forêt. Très mauvaise idée ! Mais comment aurait-elle pu savoir ce qui l'y attendait, là, tapi dans les entrelacs de verdure luxuriante de cette forêt aux allures de jungle. Là-bas tout lui paraissait si beau ! Ces fleurs au parfums enivrants qu'on ne voyait nulle part ailleurs ! Ces oiseaux aux ramages colorés qui la fascinaient ! Mais il y avait aussi tout ce qu'elle ne connaissait pas. Ces créatures, ces monstres auxquels elle ne croyait pas le moins du monde malgré toutes ces folles rumeurs que chacun des locaux aimait à raconter. Cassandre ne craignait pas ses les monstres imaginaires ! Elle ne craignait rien ni personne d'ailleurs ! Son père et son frère lui avaient appris à se battre et la petite fille se faisait fort de pouvoir se débrouiller seule ! Mais pourtant ce jour là, ce qu'elle vit lui fit revoir la moindre de ses conceptions si bien ancrées dans sa tête de mule. Non, dès ce jour-là, Cassandre allait commencer à changer.

Qui était-ce ? Vampires , lycans ou sirènes ? Aujourd'hui, alors qu'elle recevait son diplôme de médecin, Cassandre songeait avec une nostalgie presque malsaine à cette journée qui changea radicalement le cours de son existence. Elle était une enfant mais, pourtant elle n'avait pas même eu peur lorsque ces deux créatures avaient surgi des profondeurs de la forêt. Elles ne l'avaient pas même vue -heureusement sinon elle serait peut-être morte ce jour-là !- trop occupées qu'elles étaient à se livrer à ce qui ressemblait fort à une lutte à mort. Leurs griffes, leurs crocs, leur agilité surhumaine... Il y avait dans tout ceci quelque chose de dramatique mais aussi de tellement beau ! Ces coups portés sans la moindre retenue ! Ce sang qui giclait de leurs plaies béantes laissant la vie les quitter. Cassandra savait qu'elle aurait du fuir mais elle était fascinée ! Et ce fut stupéfaite, ahurie mais comme hypnotisée qu'elle assista à la fin presque mortelle du combat. Alors que l'une des deux créatures s'écroulait au sol, vaincue, l'autre hurlait à la lune, triomphante. Puis, comme un fauve, la créature s'était enfuie. Cassandra, sans même réfléchir, s'était précipitée vers le corps moribond, tentant de le soigner, d'apaiser cette douleur  atroce qu'elle lisait au fond de ses yeux, qu'elle entendait dans ses râles d'agonie. Bien sûr elle n'avait pas pu le sauver. Mais elle avait été confronté à la Mort. Et, contrairement à ce qu'elle aurait pensé, elle n'eut pas peur. La Mort était affreuse et cruelle. Mais elle n'était pas invincible. Cassandra en était persuadée. Elle pourrait la vaincre. Comment ? Très simple  elle deviendrait médecin un point c'était tout !

Aujourd'hui elle l'était mais, durant ses études, elle avait perdu quelques unes de ses illusions. La maladie, la mort... Elles étaient hideuses, complexes et traîtresses... Et sur Whispers plus que partout ailleurs. Ici les maux qu'elle devrait combattre auraient des visages, des effets qu'elle ne pouvait pour l instant qu'imaginer avec appréhension. Non, elle ne gagnerait pas toujours, Cassandra le savait. Mais au moins elle essayerait ! Et elle était bornée la demoiselle !

Lorsque l'on naît et se retrouve condamné à survivre sur une île dont nul ne peut s'échapper si ce n'est en acceptant de se perdre dans les limbes du royaume des morts... Lorsque chaque lever de soleil, chaque aurore est en soi déjà une victoire... Alors la moindre des choses, aussi infime et aussi futile puisse-t-elle sembler peut prendre des proportions inattendues. Sur Whispers les âmes locales faisaient de leur mieux. Certaines renonçaient avant même d'avoir essayé, se contentant d'attendre la mort que l'une ou l'autre des créatures finirait bien par venir leur offrir. D'autres, et ceux-là ne méritaient que haine et mépris, offraient leurs corps et leurs âmes à ces démons en pactisant avec eux. Pour sauver et préserver leurs existences de termites ces cafards étaient prêts à offrir en sacrifice les innocents et inconscients touristes venus se perdre sur ces terres maudites. Et si cela ne suffisait pas alors il leur suffisait de vendre les leurs. Ces gens avec qui ils avaient grandi, avec qui ils vivaient... Cassandre, elle, faisait partie des derniers individus. Ceux qui, à leur échelle et avec leurs si faibles moyens, tentaient de faire changer les choses. Lorsque son frère, pour une raison qui lui échappait encore, avait voulu qu'elle le rejoigne au sein des Veilleurs, ces chasseurs de l'ombre qui traquaient et massacraient ces créatures, la jeune femme avait longuement hésité. Elle adorait Lucan plus que tout au monde. Et elle comprenait sa douleur d'avoir ainsi perdu sa chère épouse dans des circonstances aussi terribles... Mais elle avait prêté serment. Lorsqu'elle était devenue médecin Cassandre avait juré de tout faire pour sauver des vies ! Pas d'en prendre ! Aussi légitimes en soient les raisons... Cassandre était un être droit et loyal. Une femme honnête. Elle avait longuement hésité puis  avait pris sa décision. Ses créatures, quelles qu'elles soient n'avaient rien d'humain ! Elles venaient des enfers et les y renvoyer n'était nullement répréhensible. Du moins était-ce ce que Cassandra se répétait, encore et encore, lorsqu'elle prit la décision de rejoindre  son frère dans sa traque des créatures. Désormais Cassandra menait une double vie : en tant que médecin elle sauvait des vies et, en tant que Veilleur, elle en ôtait encore plus.

Mais la jeune femme, qui parvenait peu à peu et aux prix d'efforts gigantesques, à assumer ce grand écart qu'elle faisait au quotidien, ne s'attendait certes pas à ce qui allait suivre. Aujourd'hui encore elle ne se souvenait pas des détails de cette nuit-là. Venue rejoindre son frère dans ce complexe hôtelier où il officiait en tant que vigile, elle avait patienté au bar, sympathisant avec le patron des lieux, Hadès. De verre en verre les deux avaient commencé à sympathiser et la méfiance naturelle de la jeune femme, elle, s'était envolée en fumée. Hélas pour elle ! Comment s'était-elle retrouvée dans ce petit bungalow avec cet homme ? Elle ne s'en souvenait pas même comme si son esprit se refusait à affronter les détails de son calvaire. Pourtant son tortionnaire avait été doux, même tendre... Et il l'avait respectée. Du moins si la mener sciemment aux portes de la mort avant de lui faire boire son propre sang était faire preuve de clémence ! Cassandra n'avait pas même hurlé, pas même cherché à se défendre... Et cela était pire que tout à ses yeux. Elle avait été la plus consentante des victimes. Sans réaliser que, quelques heures plus tard, elle hurlerait à la mort lorsque la transformation s'effectuerait. Cassandra était morte avant de renaître, devenant l'une de ces créatures qu'elle était supposée tuer justement. A partir de maintenant ce serait une triple vie qu'elle devrait mener. Médecin, Veilleur et... Vampire...

La faim était atroce, la tenaillant jusqu'à ce que , enfin, elle se résolve à y céder. Le sang... Le sang était la seule chose capable d'apaiser son appétit de plus en plus grand, de plus en plus viscéral. Cassandre ne pouvait encore se résoudre à tuer alors, profitant de son métier et des facilités que celui-ci lui procuraient, elle allait se servir dans la banque du sang de l'hôpital. Mais cela ne lui suffisait déjà plus et, bientôt, il lui faudrait prendre une décision qui, cette fois encore, déterminerait de son destin de la plus radicale des façons. Soit assumer sa nouvelle condition et accepter alors de se nourrir en tuant ses semblables. Soit renoncer et accepter alors de mourir. La solution lui semblait évidente. Seule la mort était envisageable. Mais quelque chose la retenait, l'en empêchait. Le monstre en elle refusait de se donner la mort. Il était vivant et entendait bien le rester ! Quoique cela puisse coûter à la jeune femme. Celle-ci s'éloignait de ses collègues, de ses amis, même de son frère qui ne comprenait pas ses fréquentes sautes d'humeur et toutes ces fois où elle disparaissait sans prévenir personne. Mais comment lui expliquer ? Comment lui dire que, à présent, elle était devenue un monstre elle aussi ? Cassandre ne le pouvait pas. Et cette proximité qui unissait son frère à cet insupportable Enoch Ridley n'arrangeait en rien les choses. Cassandre ne comprenait pas pourquoi mais elle détestait cet homme. Son frère lui semblait lui accorder sa plus totale confiance alors pourquoi n'y parvenait-elle pas ? Jalousie par rapport au lien qui les unissait son frère et lui ? Non cela ne lui ressemblait pas. Autre chose ? Sans doutes... Mais quoi ? Excellente question... Vraiment...Mais, en tant que vampire, Cassandre avait maintenant l'éternité pour y répondre !

Malgré sa transformation en une bien torturée suceuse de sang, Cassandre a conservé certains de ces traits de caractère qui, depuis qu'elle fut en état de marcher et de parler, ont contribué à la construire. Oui, déjà toute petite, elle possédait cette rage de vaincre, de parvenir à sans cesse se dépasser pour ne jamais, au grand jamais, décevoir ce père et ce frère qui étaient tout pour elle. Surtout Lucan. Elle vouait, et aujourd'hui plus que jamais, une admiration presque sans bornes à cet aîné qui a, de son côté, toujours si bien su prendre soin d'elle. Ses parents, quant à eux, avaient toujours tout fait pour qu'elle n'ait pas à souffrir de sa condition de simple humaine sur une île infestée de créatures plus dangereuses les unes que les autres. Et même si leur mutisme aurait bien pu la tuer -l'ignorance en ces terres étant souvent synonyme de mort prématurée- Cassandre leur témoignerait toujours sa reconnaissance. Elle était, envers et malgré tout, une jeune femme fidèle, loyale, et profondément honnête. Même si, niveau franchise, ces derniers mois laissaient sérieusement à désirer !

Cassandre était en proie au plus cruel et douloureux des dilemmes. Deux êtres bataillaient en elle : l'humaine qui voulait toujours servir les siens de son mieux et qui, à l'hôpital n'hésitait pas à se servir de son pouvoir de guérison pour venir en aide à ses patients et le vampire, le monstre, qui lui hurlait de se dresser et de tuer. Jusque là la jeune femme tenait bon mais pour combien de temps encore ? Cassandre l'ignorait. Au plus elle luttait au plus elle sentait le mal qui la rongeait gagner du terrain. Peu à peu sa vision du monde, au sens propre comme au sens figuré, changeait. Ses amis, ses collègues, même son frère lui paraissaient différents. Elle ne les comprenait plus , les supportait de plus en plus mal. Cassandre les fuyait et recherchait de plus en plus cette solitude qui, seule, semblait l'apaiser. Elle était perdue entre deux mondes, se demandant si elle appartenait seulement à l'un des deux ? Mourir ? Vivre ? Elle n'en savait rien !

La seule chose qui lui semblait positive était cette seule émotion qu'elle parvenait encore à éprouver. L'amour, la compassion disparaissaient mais la haine, elle, flamboyait de plus en plus au fond de ses yeux. Elle haïssait les créatures pour avoir fait d'elle l'une des leurs. Elle haïssait les humains pour la traquer. Et elle le haïssait lui. Enoch J. Ridley. Pourquoi ? Elle l'ignorait. Elle ne croyait aucune de ses paroles, demeurait purement et simplement insensible à chacun de ses sourires. Mais le détester l'apaisait étrangement la poussant, inconsciemment, à rechercher sa compagnie. Etrange, non ?